dimanche 20 mai 2012

A Rome en 1972

Extraits du journal de 1972, d'après la traduction en allemand de Hans Skirecki
Tous les jours vers le soir au Café Greco*. Depuis deux cents ans pratiquement rien n’a bougé ici ; l’ameublement, les tableaux au mur, tout y est comme au temps de Goethe. Curieux couple : une robuste femme à moustache et un homme efféminé maquillé, ils se regardent rêveusement, se serrent les mains sous la table, tels Amor et Psyche. Il est possible que Baudelaire et Gide aient été religieux à leur manière et cru que l’oisiveté était autant un péché, tournée vers le mal que tournée vers le bien.
...

Dans la grande librairie de la via Veneto, je cherche quelque chose à lire et je me tiens, comme presque toujours ces derniers temps, devant les rayons bourrés des nouvelles parutions, pour finir par ressortir les mains vides. Je suis malade de la résistance qu’une telle profusion éveille [en moi]. Au coin j’achète un magazine littéraire et à la terrasse du « Doney »** je lis qu’un rat de bibliothèque anglais a trouvé le livre écrit en 1692 qui contient un catalogue des livres non écrits. Il porte le titre de « Biblioteca promisa et latens ». Y sont énumérés les titres de plus de deux milles cinq cents livres qui n’ont pas été écrits ; les auteurs avaient projeté de les écrire, les avaient annoncés, espéraient des souscripteurs – mais ils n’étaient pas arrivés au bout de leurs livres, parce que quelque chose était arrivé entre temps… un dictateur qui avait fait assassiner l’auteur, ou une révolution qui ne supportait pas la libre parole… Peut-être de tels livres sont ils aujourd’hui comme hier la véritable littérature. De la même manière que l’antimatière est un composant organique du matériau de l’univers, de même la littérature qui vit sans mots dans l’âme de beaucoup d’écrivains est elle plus authentique que la paralittérature dont les librairies remplissent leurs vitrines.
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* le plus ancien café de Rome. Sándor Márai s'était rendu à Rome (il habitait Salerne à l'époque) pour des examens médicaux, qu'il n'avait pu subir, le médecin étant mort brusquement, ce qu'avec un certain humour noir Márai considère comme un manque de tact.
**célèbre restaurant sur la via Veneto

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