mardi 15 avril 2014

La fable chinoise

- Et bien – dit la femme -, tu viens ?

L’homme se taisait. Il tripotait ses gants et dit le regard baissé :

- J’ai entendu un jour une fable. Une fable chinoise, bien entendu. C’était ainsi : dans une province éloignée vivaient un homme et une femme. Un matin ils sentirent qu’une voix leur transmettait un message, un  ordre : ils se levèrent de leur couche et comme des somnambules se mirent en route l’un vers l’autre, quittèrent leur maison, leur époux et leur épouse, laissèrent tout et tous, pour se rencontrer enfin dans la sombre forêt de la vie et vivre ensemble heureux et unis. Ainsi marchèrent ils ensorcelés l’un vers l’autre. Ils allaient à travers des déserts infinis et finirent par arriver dans une sombre forêt. La forêt était séparée en deux par un ruisseau et les deux se rapprochaient chacun d’un des côtés des rives du ruisseau, les yeux fermés selon les ordres, et avec un sourire muet et heureux. Au-dessus du ruisseau il y avait une passerelle étroite, si étroite qu’une seule personne à la fois pouvait marcher sur la planche fragile. Et ils restaient tous les deux, sur la rive, se tenant face à face, pleins de désir et souriant, et ils hésitaient pour savoir lequel devait le premier se lancer vers l’autre… Alors la femme dit doucement, avec tendresse : « Viens donc ! ». L’homme leva le regard quand il perçut la voix, se frotta les yeux, regarda la femme, regarda vers le ciel, puis il se tourna et repartit dans sa vie, vers sa famille et à partir de cet instant il vécut muet et n’en revenant pas dans son cœur. Car la femme a parlé trop tôt. Et il n’est absolument pas permis de parler. Il faut attendre jusqu’à ce que l’homme traverse le ruisseau sans en être prié ou sommé. Voilà la fable chinoise.

- Oui -, dit-elle et ses yeux se remplirent de larmes. – Et bien, tu viens ? …

- Ce serait bien -, dit l’homme poliment, boutonna ses gants et chercha son chapeau. Malheureusement j’ai des négociations cet après-midi. Et je suis passablement pris toute cette semaine.
Extrait de "Poivre et sel", troisième partie de "Ciel et terre"