mardi 14 janvier 2014

La forêt


Vers cinq heures la forêt flambait encore dans la lumière et le feu doré d’octobre ; mais avant que nous ayons atteint la fin du chemin forestier, les flammes s’étaient éteintes et une vapeur froide et une lumière sombre de crépuscule tombaient sur nous, sur la forêt et sur les clairières.
Dans cette obscurité nous commencions à nous presser, nous parlions avec agitation comme si était venu l’instant où il fallait vite, très vite se concerter sur tout, le sens et l’absurdité de la vie, le passé et l’avenir qui sont tout aussi funestes, le mystère que représente celui-ci et le mystère qui me représente moi, furieux, presque en criant, nous pressant sur le chemin forestier dans le crépuscule, dans la forêt d’octobre, sous les arbres déplumés, entre les ombres grises et échevelées – dans la forêt, sur ce chemin funeste, nous coupant la parole, nous arrêtant et haletant, regardant l’autre dans les yeux reprenant notre course, cherchant notre souffle, nous envoyant des mots, criant le texte de quelque dispute incompréhensible. Et le vent mugissait. C’était l’instant où les arbres grandissaient, poussaient, oui, jusqu’au ciel. Le destin était dans tout, dans le crépuscule froid, dans le dialogue haleté, dans la hâte, dans la manière dont il tendait parfois le bras, comme s’il cherchait le chemin, comme s’il voulait demander de l’aide entre les arbres s’inclinant sous la tempête, criant, au fond de la forêt profonde, perdu et cherchant de l’aide, comme s’il n’entendait vraiment rien d’autre, juste le mugissement du vent, la souffrance des arbres sombres, l’écho devenu cri de ses mots et le battement sauvage de son cœur. Ainsi marchions-nous sur le chemin du retour de la forêt. Au loin, au bord de la prairie, brillaient déjà les lumières. Alors nous nous sommes arrêtés, nous sommes tus et rentrés en ville. A mi-chemin, j’ai compris qu’une partie de la vie était terminée ; les quarantes ans sont derrière moi et maintenant commence quelque chose de nouveau. 
Extrait de "Poivre et sel", troisième partie de "Ciel et terre"
d'après la traduction en allemand d'Ernö Zeltner