dimanche 12 février 2012

A propos de "La soeur" et de la médecine

Bientôt au bout de « La sœur ». Qu’est-ce qu’un médecin ? Pour moi un médecin est un homme qui ne connaît pas de « petites » ou de « grosses » maladies, des « cas » communs ou exceptionnels ; c'est quelqu’un qui entre dans une chambre où un malade est allongé, ausculte le cœur et les poumons, qui dans la salle de bains arrange l’évacuation, parce que le malade en a besoin et qu’il n’y a pas de plombier sous la main, qui donne des conseils pour la cuisine, qui discute avec le patient comment régler ses problèmes matériels désagréables, qui quand c’est nécessaire pratique aussi un accouchement ou incise un furoncle, bien que ça ne soit pas sa « spécialité » ; qui pendant l’examen, en passant, masse les muscles de la jambe du malade qui sont engourdis d’être allongés … c’est simplement un médecin. Donc pas un « scientifique ». Si c’est un scientifique, il ne doit pas être médecin, il ne doit pas clouer de plaque émaillée avec l’inscription méd. génér. Hippocrate était médecin, c’est-à-dire aussi prêtre et pédicure, sage-femme et spécialiste de médecine interne, thérapeute, barbier et il administrait des lavements.
Extraits du journal de l'année 1945 d'après la traduction allemande de Clemens Prinz
(Sándor Márai, Unzeitgemäße Gedanken, Tagebücher 2, 1945 / Piper Verlag, 2009) 

Je dédie ce petit texte aux médecins de ma famille, à mes pères, à mes petits enfants dont beaucoup envisagent un métier "de santé" et à tous les médecins du type décrit  que j'ai rencontrés dans ma vie.

vendredi 3 février 2012

Le Jouisseur

Pour montrer à mes amis que Sándor Márai n'est pas seulement le pessimiste nostalgique que certains des textes choisis jusqu'à présent pourraient faire penser, je leur dédie ce petit portrait.

Le jouisseur
Il a soixante dix sept ans. Et ici en cure, à la recherche d’une petite plante médicinale pour son cœur. En compagnie d’une infirmière ; de temps en temps il se montre galant, se tourne vers la femme avec un sourire malicieux comme s’ils venaient juste de faire connaissance sur la promenade et négociaient maintenant les conditions d’un tête-à-tête nocturne. Incorrigible.
Il porte un monocle, des guêtres blanches, un foulard de soie vert et une chevalière, et en plus un très fin chapeau de paille, aussi léger que s’il avait été tissé de plumes d’oiseau. Il apparaît chaque jour à la source avec un costume différent, enjôle et éblouit ses admirateurs. Il se présente à chacun ; est poli mais pas exclusif. Les anecdotes qu’il épice de citations en allemand, français, latin ou anglais, pétillent de sa bouche comme le gaz carbonique de l’eau thermale qu’il boit.

Il parle de femmes, de combats à la table de jeu et de ses amis distingués. Une fois à Nice une lady me dit … Une fois à Londres après le neuf il tira un As … Autrefois à Paris l’héritier du trône d’Espagne dit … La fine auréole de toutes ces aventures luit autour de sa tête chauve, intelligente, rusée et malheureuse. Sa main, la main ornée de la chevalière, plissée, noble et misérable, qui a volontiers caressé les femmes et distribué les cartes, qui a flatté les mains de tant de contemporains douteusement distingués et peu fiables, parfois il la porte fatiguée à son cœur. Oui, le grand jeu est terminé. La mise était le plaisir. Une grosse et triste mise. Aujourd’hui il pourrait aussi dire qu’il regrette quelque chose et qu’il a perdu la joie quand il a gagné avec cette mise là. Mais en réalité il ne regrette rien. Ici il se hâte, le jouisseur, à pas pas vraiment élastiques, au bras de l’infirmière le long du couloir, vers la consultation, où des gouttes chères, des traitements reconstituants, tonicardiaques l’attendent dans la seringue. Il se hâte vers une aventure, vers quelque ultime et secrète aventure ; son monocle rivé à l’œil gauche, il louche d’un regard désapprobateur et interrogateur en direction de la mort – la prend dans le coin de l’œil comme un fonctionnaire fâcheux, dont il faut tolérer la présence. Ca ne peut pas faire de mal si on lui fait sentir, qu’elle n’appartient pas à la bonne société.

Extrait de "Ciel et terre"
d'après la traduction en allemand d'Ernö Zeltner