dimanche 2 juin 2013

A propos de Márai et Krúdy


A l’occasion de la parution de Sindbad torna a casa, traduction en italien de Szindbád hazamegy de Sándor Márai (voir message du 21 mai), voici, avec l’aimable autorisation de M. Ákos Cseke de l’université Pázmány de Budapest, quelques extraits de sa communication au colloque sur Sándor Márai (avril 2010) reprise dans La fortune littéraire de Sándor Márai (Editions des Syrtes ; voir sur ce blog le message du 24 septembre 2012).


... Nous avons, d'un côté, un auteur ignoré de la plupart des Français [Krúdy], une œuvre intraduisible, que seuls les Hongrois ont le privilège de pouvoir véritablement comprendre, et, de l’autre, un roman que notre écrivain [Márai] consacre à cet auteur mystérieux, dont il imite les thèmes et le style, parfaitement insaisissables au lecteur français faute de traduction et faute pour lui de ressentir cette tristesse éminente des Hongrois dont parle Márai.

Mais ce n'est pas tout : les difficultés de la traduction commencent dès la traduction du titre, avec le mot hazamenni, qu'on traduit par « rentrer chez soi » ou « retourner », mais qui renvoie aussi à l'idée de la mort et de l'agonie. Comme il s'agit de la dernière journée de la vie de Sindbad, le verbe hazamegy signifie tout simplement « mourir ». Le nom de Sindbad pose également problème. En effet, si un lecteur français entend parler de Sindbad, il pense à coup sûr au héros des Mille et une nuits, or le Sindbad en question n'a a rien à voir avec ces contes arabes. Pour un lecteur hongrois, il est évident que Sindbad, c'est Krúdy lui-même ou un Krúdy vu par Márai, puisque Sindbad est le héros de plusieurs œuvres de Krúdy et que Márai, dans son roman, identifie Krúdy avec son héros, lequel héros, en dehors de son nom, n'a rien de commun avec le voyageur oriental.

Couverture de l'édition hongroise
montrant Krúdy à sa fenêtre
… Plus qu'un roman sur Krúdy, Szindbád hazamegy — que je traduis par Sindbad rentre — est un roman sur la Hongrie, ce pays « triste dans son cœur[1]  », un roman sur le peuple magyar, sur ses rêves, mais aussi sur les estomacs hongrois et les panses hongroises, sur les lieux magiques de l'ancien Budapest, sur les rues et les maisons d'Óbuda, sur les cafés et les bains budapestois, sans oublier les écrivains contemporains de Krúdy et de Márai. C'est tout un monde qui se dessine, un monde qui, comme le dit Márai, n'est connu que de deux êtres : Dieu et Gyula Krúdy.

Sindbad rentre reste un roman incontournable, qui appelle à l'analyse du rapport entre ces deux auteurs hongrois. Pour Márai, Krúdy n'est pas un auteur quelconque ni simplement l'un de ses auteurs préférés : Gyula Krúdy est l'écrivain par excellence, le plus grand écrivain du xxe siècle. Ce ne sont pas des paroles en l'air. D'après son journal de 1989, Krúdy est le seul écrivain qu'il pouvait encore lire à la fin de sa vie, quand il en avait assez de toute la littérature. Krúdy, pour lui, est quelque chose d'unique, d'intime ; c'est une relation amoureuse.


Dans un article de 1933, Márai compare la grandeur de Krúdy à celle de Shakespeare et de Goethe ; il affirme que Krúdy était « un des plus purs, un des plus nobles, un de plus grands » écrivains, non seulement de la littérature hongroise mais aussi de la littérature tout court. « Je connais toutes ses œuvres et tous ses mots », dit Márai, « et je sais que dans ce qu'il a écrit, il n'a jamais commis une seule erreur, il n'a jamais été négligent. Krúdy était sans défaut, implacable, parfait : son œuvre est un phénomène complètement inattendu et incompréhensible ». Et Márai finit son article en disant : « Un des plus grands honneurs de ma vie, ce sont les heures que j'ai pu passer avec lui. Je veux décrire un jour ce que je sais de lui, je veux décrire mes impressions et mes soupçons par rapport à lui[2]. »
 
… Márai a-t-il jamais annoncé que son roman était un pastiche ? Et peut-on parler de falsification lorsqu'on parle d'un roman, d'une œuvre littéraire ? Doit-on comprendre ce roman à partir de l'œuvre de Márai ou à partir de l'œuvre de Krúdy ? Il est difficile de répondre à ces questions. D'une part, je ne crois pas que ce roman puisse être lu ni critiqué sans prendre en considération la référence explicite qui le lie à  Krúdy. Sindbad rentre est un roman sur Krúdy et fait désormais partie du mythe construit autour de cet auteur. En même temps, il est évident à mon sens que Sindbad rentre est aussi une confession de Márai lui-même, confession de son amour pour Krúdy, mais aussi de son amour pour la littérature et pour l'écriture en général. C'est un hommage à Krúdy, un adieu à ce grand écrivain hongrois, mais en même temps un adieu à la Hongrie même, à cette Hongrie que Márai aimait regarder et continuait à regarder dans la perspective que lui offrait son auteur préféré, Gyula Krúdy. L'individu face au pouvoir politique, l'individu comme espèce menacée, ce sont des thèmes majeurs de Márai dans les années 1930 et 1940 : il suffit de penser à des romans comme Les Confessions d'un bourgeois ou La Conversation de Bolzano.
… Au lieu du narrateur omniscient qui sait tout, voit tout et connaît tout, on voit dans ce roman, un héros omniscient qui a accès à l'intimité de toutes les affaires humaines, à l'intimité des femmes amoureuses, à celle des hommes solitaires, des mères et des fils, qui connaît tous les secrets de la vie humaine, qui voit et comprend tous les sentiments, toutes les pensées, tous les mensonges, tous les souvenirs humains.
Comme l'écrit Márai lui-même :
« Sindbad savait tout, il connaissait la valeur de tout et parfois il se demandait comment il pouvait savoir tout sur les objets, sur les phénomènes naturels, sur les hommes et les femmes, sur les animaux et les esprits démoniaques, sur les superstitions et sur les secrets quotidiens de la vie... Où et quand Sindbad apprenait-il cette science secrète du monde ? Où prenait-il ses connaissances profondes et redoutables ? Il ne pouvait pas répondre à ces questions. »
… Márai parle d'une part de la capacité de rêver, une capacité désormais rare en ce monde, d'autre part de la douleur qui marque profondément la vie des Hongrois : un étranger ne peut comprendre ce pays s'il ne « boit pas de l'eau d'une secrète douleur » spécifiquement hongroise. Il s'agit donc d'une sagesse pleine de douleur, mais capable de rêver et de faire rêver, d'un don qui, chez Krúdy, prend forme dans son écriture.
C'est pourquoi un des thèmes majeurs est l'écriture. Un quart de ce roman met en scène ce qui se passe lorsque Krúdy est en train d'écrire. Márai décrit longuement ce qui advient à son héros omniscient lorsqu'il prend sa plume. Premièrement, il entend cette « musique de la vie hongroise que seul Sindbad connaissait et ressentait véritablement » ; deuxièmement, il voit « l'autre Hongrie », il voit le secret hongrois. Krúdy (et Márai à sa suite) écrit et décrit ce secret minutieusement.
… Les Hongrois, suggère Márai, ne soupçonnent plus ce secret ; ce pays ne se ressemble plus, car il se métamorphose dans quelque chose qui lui est totalement étranger. Comme il le dit à la fin du roman : « Sindbad souriait car il savait bien qu'il fallait quitter à temps un monde avec lequel nous n'avons plus rien à faire. »
Sindbad se donne la mort, car il n'a plus rien à faire avec ce monde qu'il a décrit: la vie secrète qu'il essayait de sauvegarder dans ses romans est à jamais perdue et tout ce qui reste, ce sont les beaux textes littéraires.
… Et on a l'impression que c'est la réalité hongroise, c'est la Hongrie elle-même, « l'autre Hongrie » dont parle Márai, qui meurt avec lui.
… « Il savait tout sur les Hongrois », dit Márai, et il donne dans son roman une description détaillée de ce que Krúdy savait des Hongrois, car, finalement, c'est cela qu'il faut avant tout imiter dans l'œuvre de Krúdy : sa connaissance et son savoir inépuisables. Écrire un roman sur Krúdy, c'est donc essayer de s'approcher du mystère de la réalité et du mystère d'une communauté.
 
… Ce roman est un pastiche, mais en même temps c'est une extraordinaire méditation romanesque sur le sens de la littérature dans laquelle ce bourgeois confesse le besoin profondément humain d'appartenir à une communauté. Et le plaisir du texte, le plaisir que nous donne la lecture de ce très beau roman, c'est avant tout le plaisir et l'orgueil, mais aussi la tristesse et le désespoir d'être Hongrois.


[1] Sauf mention contraire, toutes les citations sont extraites de Sindbad rentre
[2] Article paru dans Újság, le 13 mai 1933, p. 2.

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