L’homme se taisait. Il tripotait ses gants et dit
le regard baissé :
- J’ai entendu un jour une fable. Une fable
chinoise, bien entendu. C’était ainsi : dans une province éloignée
vivaient un homme et une femme. Un matin ils sentirent qu’une voix leur
transmettait un message, un ordre :
ils se levèrent de leur couche et comme des somnambules se mirent en route l’un
vers l’autre, quittèrent leur maison, leur époux et leur épouse, laissèrent
tout et tous, pour se rencontrer enfin dans la sombre forêt de la vie et vivre
ensemble heureux et unis. Ainsi marchèrent ils ensorcelés l’un vers l’autre.
Ils allaient à travers des déserts infinis et finirent par arriver dans une
sombre forêt. La forêt était séparée en deux par un ruisseau et les deux se
rapprochaient chacun d’un des côtés des rives du ruisseau, les yeux fermés
selon les ordres, et avec un sourire muet et heureux. Au-dessus du ruisseau il
y avait une passerelle étroite, si étroite qu’une seule personne à la fois
pouvait marcher sur la planche fragile. Et ils restaient tous les deux, sur la
rive, se tenant face à face, pleins de désir et souriant, et ils hésitaient
pour savoir lequel devait le premier se lancer vers l’autre… Alors la femme dit
doucement, avec tendresse : « Viens donc ! ». L’homme leva
le regard quand il perçut la voix, se frotta les yeux, regarda la femme,
regarda vers le ciel, puis il se tourna et repartit dans sa vie, vers sa
famille et à partir de cet instant il vécut muet et n’en revenant pas dans son
cœur. Car la femme a parlé trop tôt. Et il n’est absolument pas permis de
parler. Il faut attendre jusqu’à ce que l’homme traverse le ruisseau sans en
être prié ou sommé. Voilà la fable chinoise.
- Oui -, dit-elle et ses yeux se remplirent de
larmes. – Et bien, tu viens ? …
- Ce serait bien -, dit l’homme
poliment, boutonna ses gants et chercha son chapeau. Malheureusement j’ai des
négociations cet après-midi. Et je suis passablement pris toute cette semaine.
Extrait de "Poivre et sel", troisième partie de "Ciel et terre"