Comme
ce blog le prouve, je fais partie de ceux que le critique de « La Libre
Belgique » qualifie de « monomaniaques de bon goût » de l’auteur
hongrois (merci, Eric de Bellefroid). Et pourtant, pour la première fois je me
suis un peu ennuyé à la lecture d’un de ses romans, essentiellement dans sa
première partie. Peut-être avais-je eu le tort de relire juste avant « Les Confessions d’un Bourgeois » (parues
quelques années après « Les
étrangers »), où l’épisode parisien des tribulations de Sándor Márai est passionnant. Il me semble que la
transformation de ce moment de sa vie en chapitres d’un roman ait moins réussi
à Márai. Attendant « qu’il se passe quelque chose », je ne me suis
pas vraiment intéressé aux errances parisiennes du jeune docteur en philosophie
hongrois, ni à la galerie de personnages secondaires, à leurs stations prolongées au « Dôme », à leurs
conversations sur l’art ou sur les citoyens
du monde.
Ceci dit, il reste des formulations savoureuses dont Sándor
Márai a le secret et si bien rendues par la traductrice, Catherine Fray.
Sur le charme de Paris
par exemple :
« Il
errait, flânait et observait, il commençait à deviner quelque chose – que le terme charme de Paris, que les agents
littéraires et artistiques avaient
mis en circulation comme une sorte d'attraction pour les étrangers, n'était ni
Mistinguett, ni les parfums et les restaurants, ni les mirages de la nuit mais
quelque chose d'entièrement différent,
très difficile à définir et encore plus difficile à trouver, qui n'est
rien d'autre que l'évidence avec laquelle tout est à sa place, que tout est
bien tel qu'il est et que tout le monde fait ce qu'il veut, avec l'intention de
n'être à la charge de personne. Le charme de Paris, c'était
l'atmosphère. On vivait plus près de soi et de la vie. Tout était plus proche,
la tristesse, la joie et l'ennui, plus sincère et plus naturel. »
«
…il aperçut une jeune fille agenouillée
devant l'autel d'un bas-côté, le visage caché dans la paume de ses mains, et
qui pleurait. … Les sanglots secouaient de hoquets et de spasmes la silhouette
agenouillée de la femme ; elle portait une robe claire et, sur son cou penché en
avant, on pouvait distinguer les poils blonds de sa nuque rasée. Alentour,
c'était le seizième siècle familier, ce mélange naturel de gothique et de
Renaissance, cette bâtardise classique. La femme portait des bas de couleur
chair et des souliers vernis. Ses jambes sanglotaient aussi, à part, ses hauts
talons et ses chevilles aux os saillants tremblaient. Elle pleurait avec la
facilité de quelqu'un qui sait comment se déroule ce petit drame physique, elle
pleurait comme elle aurait déjeuné ou pris un bain. Puis elle renifla
discrètement, soupira, prit son sac qu'elle avait posé sur la marche de
l'autel, se moucha, émit un dernier soupir résolu, venant de très loin et,
ayant accompli ce qu'elle avait à faire ici, elle sortit son poudrier et son
rouge, porta un petit miroir en face de sa bouche, arrangea ses lèvres, poudra
ses paupières, fit le signe de croix et se releva. »
Et
cette phrase choc sur les prétentions littéraires des Français : « … à sa droite, il y a un petit homme … qui a
écrit un tout petit livre car il est écrivain et français, ce qui est un
pléonasme parce que, à Paris, tous ceux qui possèdent l’orthographe écrivent,
et d’ailleurs les autres également. »
Et
puis il passe à la première personne dans la deuxième partie (Sándor
Márai est coutumier de ces romans où l’« action » à proprement parler
est précédée d’une sorte de long prologue n’ayant souvent que peu à voir avec
elle - La conversation de Bolzano, La
sœur et surtout Le miracle de San
Gennaro). On change complètement de décor, plongeant dans une Bretagne
profonde auprès de l’étrange jeune femme qui a littéralement enlevé notre jeune
hongrois, parce qu’elle avait aimé ses mains : « Quand je les ai vues, je me suis dit, c'est extraordinaire que là-bas
au loin, quelque part, se soient fabriquées des mains semblables aux miennes.
C'était la chose la plus étonnante. Tes mains ne m'ont pas fait peur. J'ai
songé que je pourrais tout accepter de tes mains. Il y a des hommes qui battent
les femmes. Toi, je suis sûre que tu ne me battras jamais. » Il découvre
la mer (« Je n’ai jamais vu ni
entendu la mer »), les paysages, la pêche, les estivants britanniques
(« la pensée que des chômeurs
anglais puissent engloutir leurs indemnités dans notre Bretagne ne peut que nous réjouir »), la messe
dominicale et l’enclos paroissial, le brouillard. On a l’impression qu’il s’y
installe sans vraiment se poser de question, observant la vie locale, y
participant même. Il vit, par exemple, cette scène assez effarante d’une
veillée mortuaire où l’attention se focalise sur la qualité du gigot.
Mais
après quelques semaines la jeune femme va le quitter pour un peintre dont la
pomme d’Adam « [lui] était si
familière » et surtout qui était français, lui. Car notre jeune
hongrois est d’abord et avant tout « un étranger », d’abord
intriguant et attirant, mais avec qui il n’est pas possible d’envisager une
relation durable. Il se ressent d’ailleurs terriblement comme tel :
« J’entends ma voix, j’ai
l’impression d’entendre un étranger. » Et, elle le jette comme on
jette un mouchoir en papier après usage. Et ses derniers mots « prononcés de sa voix rauque » sont
« Sale étranger ».
Eric de Bellefroid a trouvé pour le titre de sa critique
dans « La libre Belgique »
une belle formule : Sándor, exilé de lui-même. Comme s’il avait pressenti qu’il
passerait plus de la moitié de sa vie loin de son pays et de sa langue, il
écrit un de ses premiers romans sur ce thème du déracinement, de l’impossibilité
pour lui de se replanter quelque part. Et on a l’impression que son personnage
flotte, qu’il ne se raccroche à rien, qu’il erre dans sa propre vie. Et que Márai, après son coup de maître du « Premier
Amour » et d’autres réussites comme « Les révoltés », lui non plus n’a pas encore trouvé le bon
style, la bonne longueur. Et pourtant que de petits bonheurs n’ai-je pas trouvé
dans ce roman.
Albin Michel, à
quand la traduction de « La mouette »
et des écrits épigrammatiques comme « Les
quatre saisons » ou « Ciel
et Terre » ? Et pourquoi pas son journal, au moins en extraits.
Il y a encore chez Márai une mine pour les amateurs de belles lettres.
Je lis votre blog avec plaisir. J'ai découvert Marai par le 'Bolzano', fantastique. J'ai trouvé 'Libération' très fort.
RépondreSupprimerJe trouve que le chapitre 4 des "étrangers" , la lettre au père et au frère, a quelque chose de très symbolique. Avait il connu la lettre au père de Kafka ? Il y a dans ce livre l'expression d'une distance de l'homme par rapport à ce que le genre masculin attend de lui. Néanmoins il y a quelque chose de lenteur et de langueur dans le développement du livre (abondance de précisions et d'anecdotes), dont on ne perçoit pas le sens.. Mais ne perd-on pas une part de l'intérêt en lisant ce livre aujourd'hui en français ? On le présente comme un "roman français" (apte à séduire les français, comme le roman de Makine), mais il ne pouvait savoir que ce serait le cas... si tardivement. (Continuez...) Un belge sans profil.