jeudi 25 octobre 2012

Les Etrangers - ma critique

Je ne reprendrai pas ici la présentation générale de ce roman, que mes lecteurs peuvent facilement trouver sur le site d’Albin Michel (http://www.albin-michel.fr/Les-Etrangers-EAN=9782226244291).

Comme ce blog le prouve, je fais partie de ceux que le critique de « La Libre Belgique » qualifie de « monomaniaques de bon goût » de l’auteur hongrois (merci, Eric de Bellefroid). Et pourtant, pour la première fois je me suis un peu ennuyé à la lecture d’un de ses romans, essentiellement dans sa première partie. Peut-être avais-je eu le tort de relire juste avant « Les Confessions d’un Bourgeois » (parues quelques années après « Les étrangers »), où l’épisode parisien des tribulations de Sándor Márai est passionnant. Il me semble que la transformation de ce moment de sa vie en chapitres d’un roman ait moins réussi à Márai. Attendant « qu’il se passe quelque chose », je ne me suis pas vraiment intéressé aux errances parisiennes du jeune docteur en philosophie hongrois, ni à la galerie de personnages secondaires, à leurs stations prolongées au « Dôme », à leurs conversations sur l’art ou sur les citoyens du monde.
Ceci dit, il reste des formulations savoureuses dont Sándor Márai a le secret et si bien rendues par la traductrice, Catherine Fray.

Sur le charme de Paris par exemple : 
« Il errait, flânait et observait, il commençait à deviner quelque chose – que le terme charme de Paris, que les agents littéraires et artistiques avaient mis en circulation comme une sorte d'attraction pour les étrangers, n'était ni Mistinguett, ni les parfums et les res­taurants, ni les mirages de la nuit mais quelque chose d'entiè­rement différent, très difficile à définir et encore plus difficile à trouver, qui n'est rien d'autre que l'évidence avec laquelle tout est à sa place, que tout est bien tel qu'il est et que tout le monde fait ce qu'il veut, avec l'intention de n'être à la charge de personne. Le charme de Paris, c'était l'atmosphère. On vivait plus près de soi et de la vie. Tout était plus proche, la tristesse, la joie et l'ennui, plus sincère et plus naturel. »


Ou dans la description d’une femme priant à St Etienne du Mont :
« …il aperçut une jeune fille agenouillée devant l'autel d'un bas-côté, le visage caché dans la paume de ses mains, et qui pleurait. … Les sanglots secouaient de hoquets et de spasmes la silhouette agenouillée de la femme ; elle portait une robe claire et, sur son cou penché en avant, on pouvait distinguer les poils blonds de sa nuque rasée. Alentour, c'était le seizième siècle familier, ce mélange natu­rel de gothique et de Renaissance, cette bâtardise classique. La femme portait des bas de couleur chair et des souliers vernis. Ses jambes sanglotaient aussi, à part, ses hauts talons et ses chevilles aux os saillants tremblaient. Elle pleurait avec la facilité de quelqu'un qui sait comment se déroule ce petit drame physique, elle pleurait comme elle aurait déjeuné ou pris un bain. Puis elle renifla discrètement, soupira, prit son sac qu'elle avait posé sur la marche de l'autel, se moucha, émit un dernier soupir résolu, venant de très loin et, ayant accompli ce qu'elle avait à faire ici, elle sortit son poudrier et son rouge, porta un petit miroir en face de sa bouche, arran­gea ses lèvres, poudra ses paupières, fit le signe de croix et se releva. »

Et cette phrase choc sur les prétentions littéraires des Français : « … à sa droite, il y a un petit homme … qui a écrit un tout petit livre car il est écrivain et français, ce qui est un pléonasme parce que, à Paris, tous ceux qui possèdent l’orthographe écrivent, et d’ailleurs les autres également. »

Et puis il passe à la première personne dans la deuxième partie (Sándor Márai est coutumier de ces romans où l’« action » à proprement parler est précédée d’une sorte de long prologue n’ayant souvent que peu à voir avec elle - La conversation de Bolzano, La sœur et surtout Le miracle de San Gennaro). On change complètement de décor, plongeant dans une Bretagne profonde auprès de l’étrange jeune femme qui a littéralement enlevé notre jeune hongrois, parce qu’elle avait aimé ses mains : « Quand je les ai vues, je me suis dit, c'est extraordinaire que là-bas au loin, quelque part, se soient fabriquées des mains semblables aux miennes. C'était la chose la plus étonnante. Tes mains ne m'ont pas fait peur. J'ai songé que je pourrais tout accepter de tes mains. Il y a des hommes qui battent les femmes. Toi, je suis sûre que tu ne me battras jamais. » Il découvre la mer (« Je n’ai jamais vu ni entendu la mer »), les paysages, la pêche, les estivants britanniques (« la pensée que des chômeurs anglais puissent engloutir leurs indemnités dans notre Bretagne ne peut que nous réjouir »), la messe dominicale et l’enclos paroissial, le brouillard. On a l’impression qu’il s’y installe sans vraiment se poser de question, observant la vie locale, y participant même. Il vit, par exemple, cette scène assez effarante d’une veillée mortuaire où l’attention se focalise sur la qualité du gigot.
Mais après quelques semaines la jeune femme va le quitter pour un peintre dont la pomme d’Adam « [lui] était si familière » et surtout qui était français, lui. Car notre jeune hongrois est d’abord et avant tout « un étranger », d’abord intriguant et attirant, mais avec qui il n’est pas possible d’envisager une relation durable. Il se ressent d’ailleurs terriblement comme tel : « J’entends ma voix, j’ai l’impression d’entendre un étranger. » Et, elle le jette comme on jette un mouchoir en papier après usage. Et ses derniers mots « prononcés de sa voix rauque » sont « Sale étranger ».

 Alors il retourne à Paris et prend congé de ses quelques compagnons d’errance parisienne et au moment de partir « il se rappela soudain : ce soir je m'en vais et je n'ai pas vu le tombeau de Napoléon, ni le musée de Cluny, je ne suis pas allé au théâtre, je ne suis pas monté au sommet de la tour Eiffel, je n'ai pas visité le département japonais du Louvre. Je n'ai rien vu, conclut-il, stupéfait. Je ne suis même pas allé à Versailles. »

Eric de Bellefroid a trouvé pour le titre de sa critique dans « La libre Belgique » une belle formule : Sándor, exilé de lui-même. Comme s’il avait pressenti qu’il passerait plus de la moitié de sa vie loin de son pays et de sa langue, il écrit un de ses premiers romans sur ce thème du déracinement, de l’impossibilité pour lui de se replanter quelque part. Et on a l’impression que son personnage flotte, qu’il ne se raccroche à rien, qu’il erre dans sa propre vie.  Et que Márai, après son coup de maître du « Premier Amour » et d’autres réussites comme « Les révoltés »,  lui non plus n’a pas encore trouvé le bon style, la bonne longueur. Et pourtant que de petits bonheurs n’ai-je pas trouvé dans ce roman.

Albin Michel, à quand la traduction de « La mouette » et des écrits épigrammatiques comme « Les quatre saisons » ou « Ciel et Terre » ? Et pourquoi pas son journal, au moins en extraits. Il y a encore chez Márai une mine pour les amateurs de belles lettres.

1 commentaire:

  1. Je lis votre blog avec plaisir. J'ai découvert Marai par le 'Bolzano', fantastique. J'ai trouvé 'Libération' très fort.
    Je trouve que le chapitre 4 des "étrangers" , la lettre au père et au frère, a quelque chose de très symbolique. Avait il connu la lettre au père de Kafka ? Il y a dans ce livre l'expression d'une distance de l'homme par rapport à ce que le genre masculin attend de lui. Néanmoins il y a quelque chose de lenteur et de langueur dans le développement du livre (abondance de précisions et d'anecdotes), dont on ne perçoit pas le sens.. Mais ne perd-on pas une part de l'intérêt en lisant ce livre aujourd'hui en français ? On le présente comme un "roman français" (apte à séduire les français, comme le roman de Makine), mais il ne pouvait savoir que ce serait le cas... si tardivement. (Continuez...) Un belge sans profil.

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