« J’ai voulu me taire. Mais le temps m’a
interpellé et j’ai su que c’était impossible. Plus tard encore, j’ai compris
que le fait de se taire était une réponse en soi, à l’instar de la parole et de
l’écrit. Parfois se taire n’est pas la réponse la moins dangereuse. Rien
n’irrite tant l’autorité qu’un silence qui la nie ».
Ainsi Sándor
Márai débute-t-il « Ce que j’ai
voulu taire ». Et en effet, du jour (18 mars 1944) où les troupes
allemandes envahissent la Hongrie, leur « allié », Márai cesse
d’écrire pour les journaux et interdit la réédition de ses œuvres. Et quelques
mois plus tard il exprime dans son journal* son désir de compléter « Les confessions d’un bourgeois », publié en 1934. C’est donc
cette suite, écrite en 1949-1950, qui retrouvée dans le fonds Márai du musée Petöfi,
est parue l’année dernière en hongrois sous le titre « Hallgatni
akartam » (« J’ai voulu
me taire ») et vient d’être éditée par Albin Michel dans la
traduction de Catherine Fay. (A noter que c’est la première fois depuis de
nombreuses années que c’est en français qu’est traduite en premier une œuvre de
Márai).
* voir dans ce blog l'article "Sensation littéraire : un inédit de Márai" (12 août 2013).
C’est un
témoignage très touchant, parfois poignant d’un humaniste bourgeois (condition
qu’il a constamment revendiquée) face à l’évolution historique de son pays, face
à la faillite des élites dirigeantes obsédées par une revanche à prendre sur le
désastreux traité de Trianon qui avait séparé de la Hongrie les deux tiers du
territoire sous sa souveraineté et surtout de très nombreuses populations
hongroises. Cet esprit de revanche allié à un penchant ancien pour un pouvoir
autoritaire exercé par une aristocratie à peine sortie d’un système
quasi-féodal, avait poussé la Hongrie aux côtés de l’Allemagne hitlérienne*,
dans l’espoir d’une reconquête d’une partie de son ancien territoire. Et en
effet ces vœux furent partiellement exaucés par la grâce d’Hitler et de
Mussolini.
* La Hongrie a
déclaré la guerre à la Russie le 27 juin 1941 et participé à la meurtrière
bataille de Voronej en 1942.
Ce morceau
d’histoire de la Hongrie, c’est le sujet même du récit de Márai. Et c’est
certainement un des passages les plus personnels et les plus bouleversants que
la relation qu’il fait de la visite de sa ville natale, Kassa (aujourd’hui
Košice en Slovaquie) réintégrée à sa patrie, visite qu’il doit faire en défilant
quasi militairement au milieu d’une population mi hostile mi ironique. Et
l’amertume qu’il en ressent s’ajoute au constat sans concession qu’il dresse de
l’attitude de la quasi-totalité de la société hongroise, soit ouvertement
pronazi, soit qui laisse faire (aristocrates, grands propriétaires) car elle
pense que c’est son intérêt, soit dans la convoitise des biens spoliés aux
juifs.
Tout en
procédant à ce que dans le Canard Enchaîné
Igor Capel nomme un véritable examen de conscience, il fustige le
comportement déshonorant pouvant aller jusqu’à l’abject de cette part de la
société hongroise de l’époque (Nous étions
totalement immergés dans la boue morale de la guerre tandis que la surface restait
encore paisible. Les étrangers … disaient que Budapest était un « îlot de
paix ». En fait nous ne vivions pas sur une île mais dans un marécage bouillonnant sous lequel grondait un volcan.
Au moment où cette force souterraine explosa, soudain il n’y eut plus d’« île »
et la glaise en fermentation, avec tous ses êtres vivants aigrettes, aussi bien
que crapauds et fossiles, s’engouffra dans le raz-de-marée sanglant et immonde).
Quelques
portraits d’hommes politiques qui ont joué à cette époque des rôles importants,
complètent cette description du monde dans lequel il vit et se sent de plus en
plus isolé.
Malheureusement
on sent que cet ouvrage n’est pas achevé. Contrairement à ce qu’il annonce dans
les premières pages (J’aimerais raconter
ce qui s’est produit au cours des dix années qui ont suivi [l’Anschluss],
jusqu’à ce petit matin sur le pont de l’Enns – limite de la zone russe, qu’on
appelait rideau de fer –, où un soldat soviétique … nous a laissés partir pour
l’exil que nous avions choisi) Márai ne fait qu’évoquer la période
d’après-guerre, ce que souligne la traductrice Catherine Fay dans sa postface.
Mais pour cette période il écrira plus tard des pages éloquentes dans Mémoires de Hongrie.
Et au-delà de ses
réflexions désenchantées, ce qui pour moi ressort le plus de ce texte, c’est l’attachement
viscéral de Márai à sa nation hongroise et surtout à sa langue :
Etant donné que j’écris dans la langue
extrême-orientale singulière de cette nation, que je ne pourrai jamais écrire
une ligne vraiment valable dans une langue étrangère – non par manque de
savoir-faire mais tout simplement parce que l’écrivain privé de l’atmosphère de
sa langue maternelle est un être bégayant, estropié et impotent ! –tant
que je vivrai et que j’écrirai, je ne pourrai abandonner l’esprit national
hongrois.
Et en effet on
ne peut qu’admirer le style, l’art consommé des longues périodes de ses descriptions,
de ses diatribes, très bien rendus par la traduction.
Pour moi un
ouvrage indispensable, malgré ses manques, pour comprendre l’histoire de la
Hongrie de cette période et peut-être aussi celle d’aujourd’hui, car les vieux
démons peuvent toujours se réveiller !
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