vendredi 31 août 2012

Journal

Je n’ai jamais beaucoup aimé les journaux intimes, ce n’est pas mon moyen d’expression. Si c’est le sens d’un journal d’écrire « journellement », et à côté de cette tâche, de noter aussi en gribouillant le sens de ce sous-produit, de conserver les copeaux de l’instant, alors ce sont ces notes-ci qui sont mon journal ; pourtant je ne peux pas écrire autrement, simplement pour un public anonyme, ainsi que je le fais en ce moment en mettant ces notes sur le papier, c’est-à-dire avec un titre, une intention et un contenu structuré … Est-ce de la vanité ? Ou un genre de contrainte du métier ? Et les journaux, ces « grandes confessions », sont-ils écrits avec moins de coquetterie et d’intentions et moins pour le public ? J’ai un doute. L’écrivain louche toujours d’un œil vers le public, même s’il note sur son cahier secret : « Aujourd’hui rien à signaler » ou « fumé cet après-midi ». Cela aussi il le considère comme une affaire publique puisque justement il est écrivain. Le journal, même le plus intime, est toujours écrit pour le public, et peut-être est-ce ainsi plus honnête, si nous avouons, que nous autres écrivains ne pouvons pourtant pas être complètement honnêtes, ni dans nos œuvres, ni dans notre correspondance, ni non plus dans les notes de notre journal. D’ailleurs, auteur de journal intime, je ne fais pas grand compte de cette étrange bonne foi. Garde tes secrets pour toi – écris de manière énigmatique et sincère, avec titre, structure et intention, c’est la seule manière possible, la seule manière convenable.
 
Extrait de "Ars Poetica", deuxième partie de "Ciel et terre"
d'après la traduction en allemand d'Ernö Zeltner
 
Il est amusant de noter que ce texte est paru en 1942 et que l'année suivante, SándorMàrai commençait un journal, journal qu'il allait tenir jusqu'à sa mort.


lundi 27 août 2012

Vivre avec un secret

Vivre avec un secret comme les gens des temps passés, qui racontaient tout, couchaient tout sur le papier ou avouaient tout, mais justement pas ce qui consumait leur cœur ; vivre comme autrefois les poètes ou les officiers de la garde qui se battaient en duel pour un malentendu, mais n’auraient révélé un nom précis pas même sur le banc de torture – et des bancs de torture, il y en a beaucoup  –, vivre avec un sceau sur le cœur et les lèvres, regarder au ciel, parler de tout et ne se taire que sur une chose, jusqu’à la mort, comme le fit Pouchkine. Ecrire un poème, un roman là-dessus* ? Se tourner vers la psychanalyse ? Jamais.

Extrait des "Quatre saisons"
d'après la traduction en allemand d'Ernö Zeltner

* C'est un thème très fréquent chez Sándor Màrai, en particulier dans "La mouette" (pas encore paru en français), roman qu'il écrivait à la même époque.

samedi 11 août 2012

Démocratie

J’ai écouté le démocrate furieux qui souhaite aux dictatures des bombes, du soufre, l’enfer et les sept plaies d’Egypte, et me suis dit :
– Oui, finalement la démocratie vaincra, mais pas de cette manière, surtout pas avec les moyens auxquels croit ce démocrate furieux et désespéré. La démocratie ne peut pas vaincre à n’importe quel moment de l’histoire, sur le champ de bataille, au milieu des trompettes tonitruantes et des oriflammes flottant, quand les cadavres de centaines de milliers de tyrans sont couchés sur le champ de Mars et que les troupes d’assaut de la démocratie victorieuse, bonne, impeccable et accomplie, piétinera les cadavres au pas de l’oie. Ce n’est pas ainsi que la démocratie peut vaincre, pas seulement ainsi.
– Mais elle vaincra, discrètement, en moi et en toi. Quand nous serons plus cultivés, donc plus humains, quand nous serons plus éclairés, donc meilleurs, plus patients, donc plus virils – l’arbitraire est toujours démence et pas non plus viril –, alors la démocratie vaincra. Quand ? Mardi ? ou Samedi ? Je ne le crois pas. Les victoires ultimes ne s’acquièrent pas à si bon marché et à l’heure.
Extrait de "Ciel et terre"
d'après la traduction en allemand d'Ernö Zeltner

vendredi 10 août 2012

Aiguise les oreilles

Ne te tourmente pas à dire quelque chose de suprêmement beau, quelque chose de particulièrement surprenant ou bien aussi quelque chose de dangereusement individuel ou original. Ouvre les yeux et aiguise tes oreilles en pleine conscience. Puis ferme les yeux  et souviens-toi, intensément. Après tu entends une voix, tu vois un visage ou un paysage et quelque chose va s’éveiller en toi … Et alors commence à écrire très lentement, en toute conscience.
Tout le reste laisse le au bon dieu.
Extrait de "Ars Poetica", deuxième partie de "Ciel et terre"
d'après la traduction en allemand d'Ernö Zeltner