extrait de Ciel et terre, d'après la traduction allemande d'Ernö Zeltner
Maison de l'enfance de S. M. à Kassa** |
Un jour je suis pourtant allé à Kassa, avec l’express, comme
on va à Szeged ou à Makó, sans excitation particulière ni émotion
intérieure : en route j’ai lu le « Journal » de Green et m’y
suis absorbé ; ce que je lisais m’intéressait plus que le trajet ; le
train s’est arrêté et je suis descendu à Kassa sans passeport ni visa*, j’ai traversé le petit bosquet entre
la gare et la ville et me suis trouvé une chambre d’hôtel, j’ai flâné dans les
rues, j’ai regardé les anciennes et les nouvelles maisons, je suis allé à
l’immeuble où nous avons vécu pendant une période, et sous la voûte sombre qui
relie l’entrée avec la cour volaient des chauve-souris, au premier étage de la
maison je suis resté devant la fenêtre, c’est ici que sont nés mes frères et ma
sœur, j’ai pris l’escalier que mon père descendait tous les jours pendant
quarante ans, le cigare à la main, bien nourri, gai et solennel,
Musée Márai à Kassa**** |
je suis allé
alors à l’autre maison dont l’entrée est toujours
surmontée de nos armoiries (photo de gauche) ;
surmontée de nos armoiries (photo de gauche) ;
je suis allé à l’auberge, où on ne me connaissait pas, observé
la montagne où, une fois, en hiver, un chat sauvage s’était caché dans la chapelle et où, quand la guerre*** éclata, nous vivions dans une vieille maison de campagne ; le soir je suis passé dans la rue des filles légères le long des fenêtres éclairées et j’ai dévisagé les prostituées rêvassantes qui tristes et indifférentes se reposaient dans cette marseillaise indolence et insouciance derrière les vitres illuminées des devantures, à la fin de la rue j’ai trouvé la plaque de la sage femme dont le fils était avec moi au lycée – il s’appelait Gurka – et, vers minuit je me suis arrêté devant l’église des Dominicains, au clair de lune sur la place pavée de pierres blanches, qui dans son éclat argenté faisait penser tout à fait à l’Espagne, rappelait des exécutions et le Moyen-Âge, et je pensais : « Tout est à sa place. Très beau, très juste. »
la montagne où, une fois, en hiver, un chat sauvage s’était caché dans la chapelle et où, quand la guerre*** éclata, nous vivions dans une vieille maison de campagne ; le soir je suis passé dans la rue des filles légères le long des fenêtres éclairées et j’ai dévisagé les prostituées rêvassantes qui tristes et indifférentes se reposaient dans cette marseillaise indolence et insouciance derrière les vitres illuminées des devantures, à la fin de la rue j’ai trouvé la plaque de la sage femme dont le fils était avec moi au lycée – il s’appelait Gurka – et, vers minuit je me suis arrêté devant l’église des Dominicains, au clair de lune sur la place pavée de pierres blanches, qui dans son éclat argenté faisait penser tout à fait à l’Espagne, rappelait des exécutions et le Moyen-Âge, et je pensais : « Tout est à sa place. Très beau, très juste. »
Peut-être aussi, seulement la cathédrale, l’ancienne avec sa
beauté hautaine, inspirant la crainte, avec la puissante tension de ses arcs et
voûtes, des colonnes et pointes, était … Complètement seul, j’étais à Kassa.
Dans une cave j’ai bu du vin, puis je suis rentré à l’hôtel, j’ai baillé et ai sombré
dans le sommeil. Alors j’ai vu, en rêve, pour un instant, des larmes dans les
yeux, Kassa, la vraie, l’exacte – mais seulement pour un court instant.
* sans passeport ni visa : Kassa avait été tchécoslovaque de 1919 à 1938
et les hongrois qui voulaient s’y rendre devaient alors obtenir un visa
** photo exposée au Musée mémorial Márai (voir note suivante)
*** il s'agit bien sûr de la première guerre mondiale
**** maison où les parents Grosschmids (patronyme de Sándor Márai) ont vécu de 1913 jusqu'à leur expatriation et où est aujourd'hui installé un petit musée mémorial
**** maison où les parents Grosschmids (patronyme de Sándor Márai) ont vécu de 1913 jusqu'à leur expatriation et où est aujourd'hui installé un petit musée mémorial