vendredi 28 décembre 2012

Un poète Hongrois

Pour le « Jour du Livre » on a réédité les poèmes de Gyula Juhász*. Sur la jaquette le visage barbu, triste du grand poète, son sourire fou. Juhász était un « hongrois » en effet : dans une telle constitution de hongrois se cache une psychose. On ne peut pas impunément être seuls en Europe pendant mille ans. L’homme dans la solitude devient poète ou maniaco-dépressif ou les deux. Chez les finlandais il y a aussi beaucoup de fous. Le résultat de l’expérience finno-ougrienne est que nous nous sommes égarés dans le monde indo-germanique et que nous sommes seuls. C’est aussi là-dessus que le sourire fou sur la photographie attire notre attention.
Extrait du journal (année 1947), à partir de la traduction
en allemand deTibor et Mona von Podmaniczky


* Gyula Juhász (1883-1937), poète hongrois, un des enfants les plus célèbres de Szeged, maître de la forme courte. Anna sa Muse, et ses souvenirs d’elle suscitèrent toute sa vie des poèmes tendres et sensibles. Plusieurs tentatives de suicide émaillent une vie de solitude. Autre évocation de Juhász par Sándor Márai, sous le titre Szeged dans Ciel et terre.

dimanche 23 décembre 2012

Messe de minuit

Messe de minuit le soir de Noël dans la cathédrale de Kassa* ; vingt ans après je revois et réentends cela pour la première fois. Mon émotion est froide et sans pathos. Il y a quelque chose de grand et d’éternel dans la cathédrale, dans les visages des gens, dans les ombres gris-jaunes, dans le silence de fer ; et derrière tout ça, l’enfance.
 
Oui, la ville et la cathédrale, elles restent – il faut les séparer de l’enfance, des gens, de l’actuel, de ce qui change et qui tombe en ruine, de ce qui est déjà terriblement étranger dans cette ville parce que connu de toute éternité par la chair, le sang et par le souvenir : pour nous ne peut vraiment mourir que ce qu’avec quoi nous avons été le plus familier. Le souvenir est mort et refroidi. Mais la ville et la cathédrale se tiennent dans une froide supériorité au dessus de tous les souvenirs et modifications : et cela avec une indifférence qui est inhumaine, comme seules de grandes œuvres d’art peuvent regarder de haut celui qui les a créées et qu’elles ont créé.



* Kassa, aujourd'hui Košice en Slovaquie, est la ville natale de Sándor Márai. Au moment où il écrit ces lignes, Kassa rattachée en 1920 à la Tchécoslovaquie par le traité de Trianon, est redevenue hongroise par la "grâce" d'Hitler et de Mussolini au premier arbitrage de Vienne (1938) et Márai a pu retourner dans cette ville qu'il évoque en particulier dans "Les Révoltés"

Extrait de "Ciel et terre"
d'après la traduction en allemand d'Ernö Zeltner

mardi 4 décembre 2012

Soirée littéraire autour de Sándor Márai

Invitation
 
Pour les lecteurs parisiens de ce blog, je signale que Madame Ibolya Virag,
 l'éditrice qui a (ré-)introduit les œuvres de Sándor Márai en France et moi-même
animerons, le mardi 11 décembre à partir de 19h30,
une soirée causerie sur l'écrivain et ses œuvres,
au Miroglio Caffè, 88 rue Saint Martin, Paris 4ème.
 
J'y présenterai ce blog et nous échangerons sur l'homme et l'œuvre
en évoquant deux nouveautés, "Les étrangers" dernier roman paru chez Albin Michel
et "La fortune littéraire de Sándor Márai", recueil d'études publiés aux éditions Syrtes.
 
Et nous pourrons y déguster des crêpes Gundel, qui ont un rapport étroit avec Márai,
comme nous l'expliquera Madame Ibolya Virag,
crêpes confectionnées par l'excellent chef hongrois Tibor Pinkermann.
 
Merci de réserver par mail à assodialogues@gmail.com
 

dimanche 2 décembre 2012

Travail

Je suis souvent effrayé par le peu de temps que je travaille par jour. A dire vrai ce ne sont que quelques minutes le matin ou l’après-midi quand vraiment il n’est plus possible de repousser et où – dans la contrainte et en résistant – je gratte rapidement les quelques lignes, d’où sort alors quelque chose, un article, un essai ou une page d’un livre.
Sûr, si l’on calculait mes honoraires sous forme de salaire horaire, je pourrais manger de la viande enragée. Je ne crois pas que je travaille plus d’une heure, maximum une heure et demie par jour. C’est avec raison qu’une grande partie des hommes méprise l’écrivain qui ne fait que glander, bailler aux corneilles, lire, mater et puis qui, de temps en temps, accessoirement, jette aussi quelque chose sur le papier. Je ne me défends absolument pas contre ce mépris. Je veux seulement acter que moi aussi je méprise la majeure partie de la fiction de travail avec laquelle les hommes gaspillent leur vie et leur temps. Du travail fictif c’est être assis pendant dix heures dans une administration ou encaisser de l’argent ou « traiter » des dossiers. Il est possible que dans les grandes organisations d’une société le travail fictif soit aussi nécessaire. Mais je n’ai aucune considération pour cette sorte de travail.
Travailler ne peut pas être une fin en soi. Le travail n’a de valeur que si l’homme en produit quelque chose : un paire de chaussures, magistralement, comme d’autres ne le peuvent pas, ou un roman, magistralement, comme d’autres n’en sont pas capables, ou quand l’homme guérit comme si le bon dieu lui avait soufflé le secret à l’oreille. Je suis éternellement reconnaissant au destin de ne pas pouvoir travailler, mais seulement produire, créer quelque chose.


Extrait de "Ars Poetica", deuxième partie de "Ciel et terre"
d'après la traduction en allemand d'Ernö Zeltner

dimanche 18 novembre 2012

Les étrangers - Critique dans l'Homme en Question

Au miroir de Paris
Dans les romans de Sàndor Màrai, le mystère toujours s'invite et réinvente les contours incertains des personnages. Dans ce grand opus qui n'avait pas encore été traduit en français, le mystère prend les traits d'un jeune Hongrois, docteur en philosophie, dont nous ne saurons pas le nom. Arrivé à Paris en juin 1926 après un an d'études à Berlin, il reste deux années en France, entre un Paris où ses points d'attache se résument à quelques cafés, cabarets et hôtels, et une Bretagne idyllique où l'entraîne une femme rencontrée à Montparnasse. Étranger à ce pays qui le fascine et le maltraite, étranger aux autres, étranger à lui-même, ce jeune homme cherche à conforter sa condition d'Européen et à appréhender qui il est, ce qu'il aime ou rejette. Il évolue parmi d'autres étrangers – un Albanais, un sculpteur hongrois, un Russe, une Danoise qui écrit des livres pour enfants – qui tous survivent comme lui tant bien que mal, dans le Paris de la fin des Années folles, décrit de façon expressionniste, avec une grande force d'évocation.
Le mystère se révèle alors, qui dit la réalité et ses contrastes multiples, qui dit l'auteur et ses doubles.
 
Numéro 35 - automne 2012 de "L'Homme en Question", revue éditée par Albin Michel
 
Voir d'autres critiques sous l'onglet "Oeuvres traduites en français"

mardi 13 novembre 2012

Nouvelle page

Je mets en ligne aujourd'hui une nouvelle page "Œuvres traduites en français" qui présente tous les livres de Sándor Márai actuellement disponibles en traduction française. Pour chacun d'eux est fournie une présentation (généralement celle que l'éditeur donne sur son site), puis des critiques et parfois des notes et remarques de Sándor Márai lui-même sur l'œuvre en question.
Merci au lecteur de son indulgence quant à la forme (le logiciel d'édition du blog me réserve beaucoup de surprises) et de son exigence quant au contenu : je serais très reconnaissant à ceux qui voudront bien me communiquer par commentaires toutes remarques, critiques, informations susceptibles de l'améliorer.

lundi 29 octobre 2012

Au minimum

Je ne savais pas que cette cathédrale, cette splendeur de ma ville natale, cette perfection construite avec le soin et le sens artistique de siècles, était si grandiose. Avec un ravissement ému je contemplai chacune de ses pierres. Il y a peu de choses comparables en Europe, peut-être vingt ou vingt-cinq. Ces quelques tours de cathédrales, de Chartres, de Reims, de Cologne, de Kassa* signifient l’éternelle Europe dans l’écoulement du temps.
Mais la cathédrale attire aussi l’attention sur autre chose. Dressant  sa tour tronquée
, comme l’index mutilé d’une main, elle dit : « Dans cette ville a été construite une œuvre admirable, un évènement mondial. Lève ton regard, attentif, puis incline la tête, plein d’humilité. L’homme ne compte qu’autant qu’il saisit les grands symboles. L’homme ne vit que s’il construit quelque chose. Au minimum une cathédrale, pour des siècles. Comprends-tu ? »

Je comprends et m’en vais attristé.

 
* Aujourd'hui Košice en Slovaquie, ville natale de Sándor Márai

Extrait de "Ars Poetica", deuxième partie de "Ciel et terre"
d'après la traduction en allemand d'Ernö Zeltner

jeudi 25 octobre 2012

Les Etrangers - ma critique

Je ne reprendrai pas ici la présentation générale de ce roman, que mes lecteurs peuvent facilement trouver sur le site d’Albin Michel (http://www.albin-michel.fr/Les-Etrangers-EAN=9782226244291).

Comme ce blog le prouve, je fais partie de ceux que le critique de « La Libre Belgique » qualifie de « monomaniaques de bon goût » de l’auteur hongrois (merci, Eric de Bellefroid). Et pourtant, pour la première fois je me suis un peu ennuyé à la lecture d’un de ses romans, essentiellement dans sa première partie. Peut-être avais-je eu le tort de relire juste avant « Les Confessions d’un Bourgeois » (parues quelques années après « Les étrangers »), où l’épisode parisien des tribulations de Sándor Márai est passionnant. Il me semble que la transformation de ce moment de sa vie en chapitres d’un roman ait moins réussi à Márai. Attendant « qu’il se passe quelque chose », je ne me suis pas vraiment intéressé aux errances parisiennes du jeune docteur en philosophie hongrois, ni à la galerie de personnages secondaires, à leurs stations prolongées au « Dôme », à leurs conversations sur l’art ou sur les citoyens du monde.
Ceci dit, il reste des formulations savoureuses dont Sándor Márai a le secret et si bien rendues par la traductrice, Catherine Fray.

Sur le charme de Paris par exemple : 
« Il errait, flânait et observait, il commençait à deviner quelque chose – que le terme charme de Paris, que les agents littéraires et artistiques avaient mis en circulation comme une sorte d'attraction pour les étrangers, n'était ni Mistinguett, ni les parfums et les res­taurants, ni les mirages de la nuit mais quelque chose d'entiè­rement différent, très difficile à définir et encore plus difficile à trouver, qui n'est rien d'autre que l'évidence avec laquelle tout est à sa place, que tout est bien tel qu'il est et que tout le monde fait ce qu'il veut, avec l'intention de n'être à la charge de personne. Le charme de Paris, c'était l'atmosphère. On vivait plus près de soi et de la vie. Tout était plus proche, la tristesse, la joie et l'ennui, plus sincère et plus naturel. »


dimanche 7 octobre 2012

Maturation

Je suis dans les dernières lignes du livre qui huit mois durant a rempli ma vie[1], jour et nuit. Arrivé à un moment où on en a assez du travail, il ennuie et finit par écœurer.
 
Et cette nuit je trouve dans un tiroir les premières esquisses de ce travail : une pièce en un acte[2] il y a dix-neuf ans – écrite à Berlin, à l’époque je ne parlais bien ni hongrois, ni allemand – et quelques feuillets arrachés à un bloc-notes il y a huit ans, datées de Londres. Les deux fragments tournent autour du même thème : la matière de mon livre, matière que je couche maintenant enfin sur le papier après dix-neuf ans dans un cas et huit dans l’autre de préparation et de temporisation. Ces notes et essais étaient complètement oubliés pendant le travail ; au moment de l’exécution le thème me semblait tout neuf, il m’a emballé, fasciné ; maintenant je vois que je m'étais déjà mis minutieusement à cette matière il y a dix-neuf ans et que je m’étais fait des notes là-dessus il y a huit ans, pourtant je reculais alors sans cesse devant parce que je n’étais pas sûr de mon affaire. Jusqu’à ce que, après vingt ans de délai de démarrage, un jour, quand l’incubation a été terminée, j’ai commencé à écrire dans une sorte d’acte forcé. L’incubation, le temps de maturation ne se laisse pas raccourcir. L’écrivain ne pouvait pas écrire son œuvre un seul jour avant que le thème soit complètement arrivé à maturité. Un être humain nécessite neuf mois, un éléphant un an et demi, un livre demande parfois vingt ou quarante ans. Il ne faut pas, on ne peut d’ailleurs pas se hâter, il faut attendre, être à l’affut. Le livre se développe en nous.

1. Vraisemblablement "La conversation de Bolzano"
2.  Peut-être "Männer", pièce écrite en allemand

Extrait de "Ars Poetica", deuxième partie de "Ciel et terre"
d'après la traduction en allemand d'Ernö Zeltner

vendredi 28 septembre 2012

Un petit garçon à la chasse aux papillons

J’ai rapporté au petit garçon[1] un filet à papillon et maintenant sous le soleil de juin il court joyeux dans les allées du jardin : il attrape des papillons, puis il rend ces fugaces petits oiseaux d’été virevoltant à la liberté. Le jardin rayonne d’une lumière chaude, brillante et l’enfant, les papillons, le filet à papillons rose flottant entre les fleurs, les plants de tomates vertes et les fleurs jaunes des citrouilles, tout cela forme une unité profonde, jeu et éclairs de lumière, réalité et abondance. Parfois je lève les yeux du livre – je lis Le malaise dans la civilisation de Freud – et observe l’enfant qui joue avec le filet à papillons. Il a quatre ans, il est retors, têtu, paysan et protestant ; il sait déjà des tas de choses sur les animaux, les fruits de la terre, le jardin, sur les singularités des choses terrestres. Mais tous les jours il pleure Jászberény : là-bas il y avait tout, des chevaux, des chiens, des poules, des canetons, des russes et même des juifs. Tous mes efforts sont vains, je ne peux pas concurrencer un si riche trésor de souvenirs.

Extraits du journal de l'année 1945 d'après la traduction allemande de Clemens Prinz
(Sándor Márai, Unzeitgemäße Gedanken, Tagebücher 2, 1945 / Piper Verlag, 2009)

[1] Petit garçon : János, que sa femme et lui ont recueilli quelques semaines auparavant et qu’ils adopteront quelques mois plus tard
 

lundi 24 septembre 2012

A propos de « La fortune littéraire de Sándor Márai » (András Kányádi et alii) aux Editions des Syrtes

Il faut d’abord s’habituer au vocabulaire spécifique de la critique littéraire quand, comme moi, on est profane en la matière. Mais assez rapidement on comprend (peut-être sans en saisir toutes les nuances ou connotations) des concepts comme réception (formes et environnement de l’accueil d’un ouvrage ou d’une œuvre dans un contexte donné d’époque et de lieu), de canon (liste plus ou moins hiérarchisée des ouvrages considérés comme références) ou d’intertextualité (liens d’un texte avec d’autres).
Ceci étant posé, cet ouvrage est passionnant à de nombreux titres pour qui considère Sándor Márai comme l’un des très grands écrivains du siècle dernier ou qui, plus généralement, s’intéresse à la littérature hongroise.

Précédé d’une introduction d’András Kányádi qui présente les thèmes généraux de l’ouvrage le livre divisé en trois parties explore successivement l’accueil des œuvres de Sándor Márai dans diverses sphères linguistiques européennes et les problèmes de traduction et d’interprétation de certaines œuvres, puis dans un renversement de perspective, la perception que Sándor Márai a eu des différents pays dans lesquels ses exils successifs l’ont amené à vivre, et enfin, dans la troisième partie, les rapprochements de nature typologique ou contextuels à l’intérieur du corpus de Márai ou avec d’autres œuvres littéraires. Chacune des parties est abondamment annotée et on peut trouver en annexes des repères biographiques et les bibliographies en hongrois, en allemand, en italien, en espagnol, en anglais et en français.

Pour une présentation plus détaillée, cliquer ci-dessous "plus d'infos"

mardi 18 septembre 2012

Sensorium

L’art n’est pas représentation, mais rayonnement. Mais ce rayonnement ne peuvent le percevoir et l’accueillir que ceux qui portent en eux ce sensorium secret, plus sensible qu’une plaque photographique ou qu’une membrane, qui reçoit et transmet l’art à l’âme du spectateur, de l’auditeur, du lecteur. De tels hommes sont rares ; presqu’aussi rares que les artistes et les écrivains. Les autres ne font qu’écrire et lire, peindre ou faire de la critique d’art. Cela n’a rien à voir avec l’art, avec le rayonnement.

La grande masse des hommes n’est même pas aussi réceptive à l’art que l’animal. « Regarde, on dirait … » disent-ils. Ou bien : « Ça lui est arrivé. » Ou encore : « Il décrit ça comme si ça s’était passé pour moi. »
Ferme les yeux, verse du plomb en fusion dans tes oreilles, tais-toi et travaille. N’attends rien d’eux : il leur manque le « sensorium » pour ce que tu dis ou voudrais dire.
 Extrait de "Ars Poetica", deuxième partie de "Ciel et terre"
d'après la traduction en allemand d'Ernö Zeltner
 

lundi 10 septembre 2012

Rappel : "La fortune littéraire de Sándor Márai" présenté demain soir


Les Mardis hongrois de Paris fêteront leur 9ème anniversaire
sous le signe de la littérature.
mardi 11 septembre 2012 à partir de 20 h
András Kányádi présentera
"La fortune littéraire de Sándor Márai"
fruit d'une collaboration interdisciplinaire dont il a dirigé les travaux.
The Studio,
41, rue du Temple 75004 Paris
Métro Châtelet-Les Halles ou Hôtel de Ville


En librairie le 13 septembre 2012, cet essai devrait être disponible lors de la soirée
 
.
 

dimanche 9 septembre 2012

A paraitre : Les étrangers

A paraitre le 3 octobre chez Albin Michel

Les étrangers, traduit par Catherine Fay
Présentation de l'éditeur
Un jeune Hongrois de 27 ans, docteur en philosophie, dont nous ne saurons pas le nom, arrive à Paris en juin 1926 après un an d’études à Berlin. Il restera deux années en France, entre un Paris où ses points d’attache se résument à quelques cafés, cabarets et hôtels, et une Bretagne idyllique où l’entraîne une femme rencontrée à Montparnasse. Etranger à ce pays qui le fascine et le maltraite, étranger aux autres, étranger à lui-même, ce jeune homme sur le fil du rasoir cherche à conforter sa condition d’Européen et à appréhender qui il est, ce qu’il aime ou rejette. Il évolue parmi d’autres étrangers – un Albanais, un sculpteur hongrois, un Russe, une Danoise qui écrit des livres pour enfants – qui tous survivent comme lui tant bien que mal, dans le Paris de la fin des années folles, décrit de façon expressionniste, avec une grande force d’évocation. Au terme de son séjour, notre héros aura expérimenté l’étrangeté des rapports humains, et aussi les effets d’une xénophobie qu’il ne soupçonnait pas.
 
"Les Étrangers" (Idegen emberek), publié en 1931, appartient, comme "Libération", à la veine des romans de Márai d’inspiration directement autobiographique*.

* Contrairement à ce qu'indique l'éditeur, je ne crois pas qu'on puisse considérer "Libération" comme d'inspiration directement autobiographique. Même si Márai préfigure un des thèmes de "Libération" dans son journal (voir dans ce blog le message du 1er mars), réfugié à une trentaine de km il n'a pas lui-même directement vécu le siège de Budapest. Il aurait été plus juste de citer "Les révoltés" ou même "Un chien de caractère" et surtout "Confessions d'un Bourgeois".

samedi 8 septembre 2012

Fuite

Je n’ai pas de visa pour un autre pays et pas d’argent non plus ; la bourgeoisie, la classe à laquelle j’appartiens, perd sa clôture ; elle ne peut plus ni conserver ni défendre celui qui l’incarne : le bourgeois. Où devrais-je fuir ?
Dans mon travail je cherche refuge, où pourrais-je ailleurs que dans ce bannissement muet, dans l’exterritorialité du papier blanc. Je m’enfuis dans mon occupation qui est à la fois forme de vie et sens des réalités, justice et doute, distance et style. C’est mon autre pays ; un pays dur, où vivre n’est pas un bonheur, pas un paradis. Et pourtant c’est un pays, un chez-soi, triste et authentique, pour moi le seul chez-soi dans ce monde.
 Extrait de "Ars Poetica", deuxième partie de "Ciel et terre"
d'après la traduction en allemand d'Ernö Zeltner
 
Quelques années après ce texte, SándorMàrai choisira l'exil et s'installera définitivement dans ce "chez-soi" de la littérature et de sa langue.

vendredi 31 août 2012

Journal

Je n’ai jamais beaucoup aimé les journaux intimes, ce n’est pas mon moyen d’expression. Si c’est le sens d’un journal d’écrire « journellement », et à côté de cette tâche, de noter aussi en gribouillant le sens de ce sous-produit, de conserver les copeaux de l’instant, alors ce sont ces notes-ci qui sont mon journal ; pourtant je ne peux pas écrire autrement, simplement pour un public anonyme, ainsi que je le fais en ce moment en mettant ces notes sur le papier, c’est-à-dire avec un titre, une intention et un contenu structuré … Est-ce de la vanité ? Ou un genre de contrainte du métier ? Et les journaux, ces « grandes confessions », sont-ils écrits avec moins de coquetterie et d’intentions et moins pour le public ? J’ai un doute. L’écrivain louche toujours d’un œil vers le public, même s’il note sur son cahier secret : « Aujourd’hui rien à signaler » ou « fumé cet après-midi ». Cela aussi il le considère comme une affaire publique puisque justement il est écrivain. Le journal, même le plus intime, est toujours écrit pour le public, et peut-être est-ce ainsi plus honnête, si nous avouons, que nous autres écrivains ne pouvons pourtant pas être complètement honnêtes, ni dans nos œuvres, ni dans notre correspondance, ni non plus dans les notes de notre journal. D’ailleurs, auteur de journal intime, je ne fais pas grand compte de cette étrange bonne foi. Garde tes secrets pour toi – écris de manière énigmatique et sincère, avec titre, structure et intention, c’est la seule manière possible, la seule manière convenable.
 
Extrait de "Ars Poetica", deuxième partie de "Ciel et terre"
d'après la traduction en allemand d'Ernö Zeltner
 
Il est amusant de noter que ce texte est paru en 1942 et que l'année suivante, SándorMàrai commençait un journal, journal qu'il allait tenir jusqu'à sa mort.


lundi 27 août 2012

Vivre avec un secret

Vivre avec un secret comme les gens des temps passés, qui racontaient tout, couchaient tout sur le papier ou avouaient tout, mais justement pas ce qui consumait leur cœur ; vivre comme autrefois les poètes ou les officiers de la garde qui se battaient en duel pour un malentendu, mais n’auraient révélé un nom précis pas même sur le banc de torture – et des bancs de torture, il y en a beaucoup  –, vivre avec un sceau sur le cœur et les lèvres, regarder au ciel, parler de tout et ne se taire que sur une chose, jusqu’à la mort, comme le fit Pouchkine. Ecrire un poème, un roman là-dessus* ? Se tourner vers la psychanalyse ? Jamais.

Extrait des "Quatre saisons"
d'après la traduction en allemand d'Ernö Zeltner

* C'est un thème très fréquent chez Sándor Màrai, en particulier dans "La mouette" (pas encore paru en français), roman qu'il écrivait à la même époque.

samedi 11 août 2012

Démocratie

J’ai écouté le démocrate furieux qui souhaite aux dictatures des bombes, du soufre, l’enfer et les sept plaies d’Egypte, et me suis dit :
– Oui, finalement la démocratie vaincra, mais pas de cette manière, surtout pas avec les moyens auxquels croit ce démocrate furieux et désespéré. La démocratie ne peut pas vaincre à n’importe quel moment de l’histoire, sur le champ de bataille, au milieu des trompettes tonitruantes et des oriflammes flottant, quand les cadavres de centaines de milliers de tyrans sont couchés sur le champ de Mars et que les troupes d’assaut de la démocratie victorieuse, bonne, impeccable et accomplie, piétinera les cadavres au pas de l’oie. Ce n’est pas ainsi que la démocratie peut vaincre, pas seulement ainsi.
– Mais elle vaincra, discrètement, en moi et en toi. Quand nous serons plus cultivés, donc plus humains, quand nous serons plus éclairés, donc meilleurs, plus patients, donc plus virils – l’arbitraire est toujours démence et pas non plus viril –, alors la démocratie vaincra. Quand ? Mardi ? ou Samedi ? Je ne le crois pas. Les victoires ultimes ne s’acquièrent pas à si bon marché et à l’heure.
Extrait de "Ciel et terre"
d'après la traduction en allemand d'Ernö Zeltner

vendredi 10 août 2012

Aiguise les oreilles

Ne te tourmente pas à dire quelque chose de suprêmement beau, quelque chose de particulièrement surprenant ou bien aussi quelque chose de dangereusement individuel ou original. Ouvre les yeux et aiguise tes oreilles en pleine conscience. Puis ferme les yeux  et souviens-toi, intensément. Après tu entends une voix, tu vois un visage ou un paysage et quelque chose va s’éveiller en toi … Et alors commence à écrire très lentement, en toute conscience.
Tout le reste laisse le au bon dieu.
Extrait de "Ars Poetica", deuxième partie de "Ciel et terre"
d'après la traduction en allemand d'Ernö Zeltner

mercredi 18 juillet 2012

La fortune littéraire de Sándor Márai


Sous ce titre va paraître en septembre aux Editions des Syrtes un livre collectif sous la direction de András Kányádi.

Il sera présenté le mardi 11 septembre à 20h aux Mardis Hongrois (restaurant The Studio, 41 rue du Temple, Paris 4e).

http://mardishongrois.blogspot.fr/2012/06/la-fortune-litteraire-de-sandor-marai.html

lundi 16 juillet 2012

Doute

Possible qu’elle n’ait pas encore été terminée ? …

- seulement cela a dégouté Dieu

et il la laissée comme ça le septième jour.
Extrait des "Quatre saisons"
d'après la traduction en allemand d'Ernö Zeltner

Souvenir de Bretagne

L’image de ce paysage revient toujours avec une étonnante familiarité à l’état de veille comme en rêve. Comme si j’avais laissé quelque chose là-bas. A Morlaix le marché aux poissons. A Trégastel les falaises rouges sur la mer, l’eau d’un bleu profond, cette nature sérieuse, luxueuse. A Roscoff le figuier centenaire dans la cour. Les pêcheurs à St Malo, la manière dont ils vivent et travaillent, graves et muets, selon des règles héritées du moyen-âge, des rituels des éléments et de la ville incarnés. Mais ce n’est qu’accessoires, travestissement du souvenir. Ce qui sans répit me parle et me crie de ce paysage, c’est le fatidique, comme si j’avais déjà vécu là-bas. Il existe de tels endroits. Et brusquement ils t’embrassent. Et tu ne peux rien faire contre.

Extrait des "Quatre saisons"
d'après la traduction en allemand d'Ernö Zeltner

mardi 5 juin 2012

Le regard de Sándor Márai sur ses confrères en littérature

Une nouvelle page en construction

Sándor Márai était un grand lecteur et à partir de son recueil "Quatre saisons, poèmes en prose" et surtout dans "Ars Poetica", deuxième partie de "Ciel et terre" il livre à ses lecteurs ses jugements et appréciations sur des écrivains passés ou de son temps. Dans les journaux qu'il tient il note aussi fréquemment ses impressions de lecture.
J'essaye de rassembler les textes que Sándor Márai consacre à différents écrivains sur une nouvelle page de ce blog "Le regard de Sándor Márai sur ses confrères en littérature" (voir les onglets en tête de blog).
A côté des plus grands noms comme Shakespeare ou Goethe, vous aurez peut-être l'occasion aussi d'y découvrir des auteurs moins connus en particulier hongrois, bien sûr, qui vous donneront comme à moi l'envie d'aborder des rivages moins familiers de la littérature européenne.

Cette page est en cours de construction et risque de ne pas être de bonne qualité pendant un certain temps. Pardonnez m'en (je ne suis pas un grand expert de l'éditeur de ce blog !)

samedi 2 juin 2012

Eger

Je suis arrivé à Eger vers le soir et j’ai vu immédiatement que c’était une ville, pas une ville comme Budapest ou Berlin, une plus authentique, une ville comme Chartres, Késmärk, ou Nuremberg. Quand je passai le long de la basilique, les lampadaires étaient déjà allumés, les ruelles voisines s’animaient d’ombres bleues et brunes. Tout un peuple de prêtres se promenait autour sans but. Dans les arcades à échoppes, leurs murs étaient badigeonnés à l’extérieur de peinture à l’huile jaune, étaient assis des gantiers et des pharmaciens dans cette intimité singulière dans laquelle n’ont l’habitude d’être assis que les commerçants des véritables villes, eux ces adeptes prudents de la liberté qui pendant la saison hivernale organisent des soirées littéraires au casino. Dans la ville on sonnait constamment les cloches. Près de la maison du prieur, mains jointes, une femme était debout devant la lumière du saint sacrement et priait ; à Eger les gens prient encore d’une manière naturelle, aussi sur la place publique.

Le soir je suis allé au cinéma. L’homme à la caisse avait des yeux taillés à la turque.

Extrait des "Quatre saisons"
d'après la traduction en allemand d'Ernö Zeltner

dimanche 20 mai 2012

A Rome en 1972

Extraits du journal de 1972, d'après la traduction en allemand de Hans Skirecki
Tous les jours vers le soir au Café Greco*. Depuis deux cents ans pratiquement rien n’a bougé ici ; l’ameublement, les tableaux au mur, tout y est comme au temps de Goethe. Curieux couple : une robuste femme à moustache et un homme efféminé maquillé, ils se regardent rêveusement, se serrent les mains sous la table, tels Amor et Psyche. Il est possible que Baudelaire et Gide aient été religieux à leur manière et cru que l’oisiveté était autant un péché, tournée vers le mal que tournée vers le bien.
...

Dans la grande librairie de la via Veneto, je cherche quelque chose à lire et je me tiens, comme presque toujours ces derniers temps, devant les rayons bourrés des nouvelles parutions, pour finir par ressortir les mains vides. Je suis malade de la résistance qu’une telle profusion éveille [en moi]. Au coin j’achète un magazine littéraire et à la terrasse du « Doney »** je lis qu’un rat de bibliothèque anglais a trouvé le livre écrit en 1692 qui contient un catalogue des livres non écrits. Il porte le titre de « Biblioteca promisa et latens ». Y sont énumérés les titres de plus de deux milles cinq cents livres qui n’ont pas été écrits ; les auteurs avaient projeté de les écrire, les avaient annoncés, espéraient des souscripteurs – mais ils n’étaient pas arrivés au bout de leurs livres, parce que quelque chose était arrivé entre temps… un dictateur qui avait fait assassiner l’auteur, ou une révolution qui ne supportait pas la libre parole… Peut-être de tels livres sont ils aujourd’hui comme hier la véritable littérature. De la même manière que l’antimatière est un composant organique du matériau de l’univers, de même la littérature qui vit sans mots dans l’âme de beaucoup d’écrivains est elle plus authentique que la paralittérature dont les librairies remplissent leurs vitrines.
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* le plus ancien café de Rome. Sándor Márai s'était rendu à Rome (il habitait Salerne à l'époque) pour des examens médicaux, qu'il n'avait pu subir, le médecin étant mort brusquement, ce qu'avec un certain humour noir Márai considère comme un manque de tact.
**célèbre restaurant sur la via Veneto

mardi 8 mai 2012

Mai 1945

A la une des journaux des nouvelles comme : Berlin tombé, Hitler est mort, les alliés sont entrés dans Hambourg. Personne ne fait attention aux nouvelles ; moi non plus. Les journaux ne se vendent qu’à peine. Il y a un an que n’aurions nous donné pour pouvoir lire dans les journaux de tels articles ! … Aujourd’hui c’est parfaitement égal ce qui se passe avec Hitler et l’Allemagne. Le saindoux, c’est important, le lard et le pain. Tout le reste on l’écoute et on fait un geste d’indifférence de la main.
Extraits du journal de l'année 1945, d'après la traduction allemande de Clemens Prinz
(Sándor Márai, Unzeitgemäße Gedanken, Tagebücher 2, 1945 / Piper Verlag, 2009) 

mercredi 2 mai 2012

"Vrai" travail ?

Je suis souvent effrayé par le peu de temps que je travaille par jour. A dire vrai ce ne sont que quelques minutes le matin ou l’après-midi où vraiment ce n’est plus possible de repousser et où – contraint et en résistant – je gratte rapidement les quelques lignes, d’où sort alors quelque chose, un article, un essai ou une page d’un livre.
Sûr, si l’on calculait mes honoraires sous forme de salaire horaire, je pourrais manger de la viande enragée. Je ne crois pas que je travaille plus d’une heure, maximum une heure et demie par jour. C’est avec raison qu’une grande partie des hommes méprise l’écrivain qui ne fait que glander, bailler aux corneilles, lire, mater et puis qui, de temps en temps, accessoirement, jette aussi quelque chose sur le papier. Je ne me défends absolument pas contre ce mépris. Je veux seulement acter que moi aussi je méprise la majeure partie de ce travail fictif avec lequel les hommes gaspillent leur vie et leur temps. Du travail fictif c’est être assis pendant dix heures dans une administration ou encaisser de l’argent ou « traiter » des dossiers. Il est possible que dans les grandes organisations d’une société le travail fictif soit aussi nécessaire. Mais je n’ai pas de considération pour cette sorte de travail.
Travailler ne peut pas être une fin en soi. Le travail n’a de valeur que si l’homme en produit quelque chose : un paire de chaussures, magistralement, comme d’autres ne le peuvent pas, ou un roman, magistralement, comme d’autres n’en sont pas capables, ou s’il guérit comme si le bon dieu lui avait soufflé le secret à l’oreille. Je suis éternellement reconnaissant au destin de ne pas pouvoir travailler, mais seulement produire, créer quelque chose.
Extrait de "Ars Poetica", deuxième partie de "Ciel et terre"
d'après la traduction en allemand d'Ernö Zeltner

samedi 21 avril 2012

Envie de vins italiens !

A l'intention d'Ibolya et de Marina
Si je reste en vie, la seule tâche de ma vie sera de me taire pendant dix volumes.
Rendez-moi la mer, la mer ! Et du vin couleur d’émeraude, un Orvieto, ou un Vérone rouge sang. Et de la chaleur, de la chaleur dorée ! Et une ville, et entre ses murs des femmes et des poètes qui vivent ! Tout le reste vous pouvez l’emmener au nom de Dieu.
Extraits du journal de l'année 1945, d'après la traduction allemande de Clemens Prinz
(Sándor Márai, Unzeitgemäße Gedanken, Tagebücher 2, 1945 / Piper Verlag, 2009) 

jeudi 19 avril 2012

Dernière

Attention, attention !

Ce soir dernière représentation de La conversation de Bolzano.

Critique de Télérama :
La Conversation de Bolzano
De Sàndor Màrai, mise en scène de Jean-Louis Thamin. Durée: 1h15. Jusqu'au 19 avr., 20h3O (mer.), 19h (jeu.), Théâtre de l'Atalante, 10, place Charles-Dullin, 18e, 01 46 06 11 90. (10-20 €).
Le comte de Parme rencontre Casanova à Bolzano et lui propose un marché diabolique. Le séducteur vénitien a croisé autrefois la belle Francesca, l'épouse du comte. Un amour jamais consommé mais qui plane comme une ombre sur son mariage. Pour en finir, il décide d'acheter Casanova pour qu'il passe une nuit avec Francesca, afin qu'elle se délivre de cet amour. Le texte de Sándor Márai (1900 -1989), auteur de langue hongroise, est d'une densité et d'une beauté d'écriture rares. L'auteur, qui sait si bien parler de la décomposition de l'Empire austro-hongrois, imagine ici un jeu de pouvoirs et de travestissements. L'adaptation, très tendue, transforme le spectacle en un jeu d'échecs brillant mené par trois comédiens : Hervé Van der Meulen fait un comte madré, dangereux, Jean-Marie Galey, un Casanova désabusé et lâche, Teresa Ovidio, une Francesca libre et audacieuse.

dimanche 15 avril 2012

Bilan

Regarde autour de toi, remercie le ciel, calme toi. Qu’es tu et qui ? Un écrivain hongrois, c’est ce que tu es, un de l’espèce qui ne peut rien écrire d’autre que ce dont elle a envie, tu es donc un mendiant, tantôt un mendiant privilégié, tantôt un mendiant bourgeois, mais toujours livré au caprice et à l’humeur d’un pauvre pays morose. Tu n’es pas un besoin primaire pour la vie de la nation. Dans le meilleur des cas ils te tolèrent … Tu es écrivain hongrois, par conséquent marié avec la sainte pauvreté, tu te presses dans la zone frontière, au bord de la société comme les tziganes, de temps à autre les personnes respectables et puissantes, qui ont titres, maisons et médailles, s’occupent brièvement de toi, protecteurs, ils te frappent sur l’épaule, le plus souvent ils te jettent simplement un pourboire sur ta soucoupe si tu as fait de la belle musique. Tu es écrivain hongrois, représente les intérêts d’une nation dans le monde, y compris quand cette nation ne veut rien en savoir. Tourne ton cœur vers les pauvres. Tout le reste n’est qu’illusion, faribole et mensonge. Voilà le bilan.

Extrait de "Ars Poetica", deuxième partie de "Ciel et terre"
d'après la traduction en allemand d'Ernö Zeltner

vendredi 6 avril 2012

Trésor des pauvres

Un des joyaux de "Ciel et terre" (Ég és föld )

TRESOR DES PAUVRES
La nouvelle domestique vit depuis quelques semaines dans le trou que ces messieurs-dames lui ont attribué comme chambre près de la cuisine. Il mesure quatre mètres carrés : pour le lit métallique rabattable, la place suffit, pour rien d’autre. A quelques clous plantés dans la porte la fille a accroché ses quelques haillons, toutes ses hardes.
Pourtant maintenant, comme elle se sent déjà tout à fait « chez elle », elle dispose ses trésors timidement et avec précaution aussi. Elle possède une poupée, et elle a aussi un objet d’art : une statuette féminine en marbre artificiel avec une robe échancrée jusqu’à la taille… un petit coussin de soie lui appartient aussi, quelque chose d’élimé, d’effrangé. Voilà tout son avoir.
Les objets me touchent profondément, mes yeux se mouillent quand je les observe. Dans le monde petit-bourgeois où de tels bibelots étaient parure et ornement, je me serais détourné plein de dégoût et de mépris de ce bazar. Mais ici, dans la chambre de la domestique, ils irradient recueillement et vénération comme les trésors du Louvre. « Il faut qu’il y ait dans la vie quelque chose de beau devant quoi se recueillir, il faut bien quelque chose à quoi croire, sans l’art la vie serait sordide ! » – c’est ce que disent ces objets – « Il faut aussi quelque chose de précieux dans la vie ! » Troublé et sans voix je m’arrête. Bien sûr, sans un trésor on ne peut pas vivre.
Extrait de "Ciel et terre"
d'après la traduction en allemand d'Ernö Zeltner

mardi 3 avril 2012

Jean-Louis Thamin, adaptateur de "La conversation de Bolzano" aux "Traverses du temps" sur France-Musique

Marcel Quillévéré recevait mardi 3 avril Jean-Louis Thamin aux "Traverses du temps" sur France-Musique.

Il présente ainsi "La conversation de Bolzano" dont Jean-Louis Thamin a signé l'adaptation scénique avec Jean-Marie Galey :

La conversation de Bolzano de Sándor Márai
Cinq ans après un duel au cours duquel le Comte de Parme a arraché aux griffes du célèbre séducteur vénitien la jeune Francesca, les deux hommes se retrouvent à Bolzano. Casanova est en fuite, après son évasion de la prison des Plombs. Le tout puissant Comte de Parme, qui a depuis épousé la belle, vient lui proposer un pacte dangereux. Les quatre derniers chapitres du roman, que Jean-Louis Thamin et Jean-Marie Galey ont choisi d'adapter, ont pour titres : le contrat, le masque, la représentation, la réponse. Et les personnages eux-mêmes ont le sens de la mise en scène.

On assiste à une joute théâtrale d'une grande virtuosité. Les protagonistes savent assurément manier la langue, connaissent le pouvoir des mots qui enrobent et qui piègent. La parole procède ici par déferlement ...

dimanche 1 avril 2012

La conversation de Bolzano au Théâtre de l'Atalante - critique personnelle

La défaite de Bolzano
Tout d’abord un immense merci à Jean-Marie Galey et Jean-Louis Thamin d’avoir fait revivre la magnifique prose de Sándor Márai, de l’avoir fait incarner sur scène par ces trois personnages emblématiques du comte et la comtesse de Parme face à Giacomo, l’aventurier de l’amour (dans le roman jamais il n'est nommé autrement que par son prénom, mais tout l’identifie bien sûr à Casanova). Même traduit ce texte reste un chatoiement aux mille facettes que l’adaptation théâtrale respecte à la lettre et rehausse d’une interprétation impeccable.
Trois personnages qui sortiront vaincus de la joute de leurs discours, vaincus d’abord par eux-mêmes. Le comte d’abord (magnifique interprétation, à la fois altière ...

vendredi 30 mars 2012

jeudi 29 mars 2012

Aventure

Tu vis, soudain l’aventure te saute dessus. Qu’est-ce que c’est que cette aventure ? Tu ne viens pas de connaître quelqu’un, aucune joie bon marché, insignifiante ne t’a souri, tu es seul. Et pourtant il se passe quelque chose autour de toi. La vie devient, à quatre heures brusquement excitante et dangereuse. Toutes sortes de signes indiquent que le quotidien prend son sens. Une porte s’ouvre comme si le messager du destin avait appuyé sur le bec de canne. Comme la lame de l’assassin, le rayon de soleil t’atteint au cœur. Tu épies, tu flaires. Qu’est-ce que peut être l’aventure qui a surgi dans cette existence lourde, ensommeillée ? Alors tout d’un coup tu comprends et blêmis.
Tu as compris que tu vivais. C’est cela l’unique aventure.
Extrait de "Ciel et terre"
d'après la traduction en allemand d'Ernö Zeltner